CHAPITRE 6
Quand Seymour descend prendre son petit déjeuner, je suis déjà assise à la table de la cuisine. Je lui ai préparé sa dose de cholestérol préféré – œufs au plat et bacon. Enveloppé dans un peignoir jaune, il vient tout juste de prendre une douche, et il s’assoit face à moi en me souriant, tandis que je lui sers un verre de jus d’oranges fraîchement pressées.
— Un de ces jours, tu seras une épouse parfaite, me dit-il.
— Je te remercie. Et toi, un de ces jours, tu seras responsable de ma dépression nerveuse.
— Tu te fais trop de souci, Alisa. Je suis allé au cinéma, c’est tout. Toi, par contre, Dieu seul sait où tu es allée…
Saisissant sa fourchette, Seymour entreprend de goûter ses œufs au plat.
— Tu as pensé à acheter le journal ? Non ? Tu sais bien qu’il m’est impossible d’apprécier mon petit déj si je suis pas informé, dès le matin, des derniers faits divers ! S’exclame-t-il.
Seymour adore plaisanter…
Mais je n’ai pas envie de rire.
— Les dernières nouvelles, c’est moi qui vais te les apprendre.
D’un air appliqué, Seymour beurre son toast.
— Qu’est-ce qui se passe ? Suzama a prédit que j’étais le prochain messie ?
— Le manuscrit est authentique.
— Tu l’as vu ?
— Oui, en partie. C’est bien Suzama qui a écrit le texte.
Il repose son couteau.
— Mais comment expliques-tu que tu ne l’aies jamais vue en train d’y travailler ?
— Je passais le plus clair de mon temps avec elle, mais il nous arrivait d’être séparées, et elle aurait tout il fait pu rédiger ce texte sans que je m’en aperçoive.
— Elle ne t’en a pas parlé ? À toi, sa meilleure amie ?
— Non, elle n’en a jamais rien dit. Mais Suzama n’éprouvait pas le besoin de se confier, et je doute qu’elle en ait parlé à quelqu’un d’autre. Pourtant, elle a pris soin de laisser le manuscrit dans un endroit où il était facile de le retrouver – à la date qu’elle avait prévue.
Il réfléchit un instant.
— Comment as-tu persuadé le Dr Seter de te montrer le manuscrit ?
La question de Seymour n’est pas complètement innocente.
— Tu voudrais savoir si j’ai couché avec son fils ?
— Après m’avoir brutalement renvoyé, tu as eu une longue conversation avec ce jeune homme, conviens-en…
— Je ne t’ai pas renvoyé brutalement, je t’ai simplement conseillé d’aller faire un tour et de te détendre un peu.
Je souris à Seymour.
— J’ai raconté au père et au fils que je possédais, moi aussi, un manuscrit similaire, et ils crèvent d’envie de l’examiner.
— Génial. Si tu veux, on peut même en fabriquer un cet après-midi. Il nous suffit de nous procurer un rouleau de papyrus égyptien et de le laisser vieillir au soleil, et après, tu me feras une démonstration de tes talents de calligraphe.
Seymour me lance un regard navré.
— Pas très créatif, ton mensonge.
— En tout cas, ça a marché.
Je fronce les sourcils.
— Il faudra que je leur montre quelque chose de conséquent, si je veux qu’ils m’autorisent à étudier le reste de leur manuscrit.
— Et si tu leur proposais un sacrifice humain ? Avec moi dans le rôle de la jeune vierge, par exemple ?
— Arrête, Seymour. Ils sont moins terribles que tu ne sembles le croire.
Et j’ajoute en souriant :
— Bien qu’ils organisent des séances d’entraînement à l’arme automatique en plein désert.
— Une bonne petite secte de bons petits Américains, quoi.
— Non, je doute que nous ayons affaire à une secte, mais ils sont armés jusqu’aux dents, c’est vrai. J’ai écouté une conversation entre le Dr Seter et son fils, qui ne se doutaient pas que j’étais en train de les espionner.
Après quelques secondes de réflexion, je lance :
— Après tout, cet arsenal pourrait nous être très utile.
— Pourquoi ?
— Kalika m’a téléphoné.
Seymour se fige.
— Quand ?
— Il y a une demi-heure.
— Elle a appelé ici même ?
— Oui.
La nouvelle lui a coupé l’appétit, et il se tourne vers la fenêtre, le regard fixe. Il est livide. Au loin, l’océan Pacifique roule ses vagues bleues. Mais quand le sang coule, Seymour et moi sommes bien placés pour savoir que l’océan peut facilement virer au rouge… Seymour ne se souvient pas très bien de ce que Kalika lui a fait, mais je crois qu’il est temps de lui raconter ce qui s’est passé. Entre autres.
— Comment… Comment a-t-elle trouvé ton numéro de téléphone ? bredouille-t-il.
— Kalika se débrouille toujours pour obtenir tout ce qu’elle désire.
— Si elle a le numéro, elle a aussi l’adresse. Peut-être qu’elle est déjà en route pour venir ici…
Je secoue la tête.
— Si elle avait vraiment l’intention de nous tuer, elle n’aurait pas téléphoné avant de se pointer ici.
— Pour quelle raison a-t-elle appelé, alors ?
— Elle m’a dit qu’elle avait envie d’entendre le son de ma voix.
— Comme Hitler appelant sa maman avant de s’endormir ?
— Elle n’a pas encore découvert où se cache l’enfant, et elle veut que je l’aide à le retrouver.
— Mais tu ignores où il se trouve ! s’étonne Seymour.
— Kalika le sait, mais j’ai l’impression qu’elle compte quand même sur moi pour la mettre sur la piste de Paula et du bébé.
Seymour est intrigué, et je sais à l’avance quelle va être sa prochaine question.
— Alisa, qu’est-ce qu’il a d’aussi spécial, ce bébé ?
Avant de lui répondre, je me verse un grand verre de jus d’oranges. Depuis que je suis redevenue une vampire, je n’ai bu du sang que trois fois, et aucune de mes victimes n’a eu à le regretter le lendemain matin. Je soupçonne Yaksha, à la fin de sa vie, de ne plus avoir eu besoin de sang pour survivre. Pourtant, comme il a bon goût, cet incomparable élixir écarlate que je remplace dorénavant par du jus d’oranges !…
— Ce bébé pourrait être celui que Suzama mentionne dans son manuscrit, dis-je d’une voix calme.
Incrédule, Seymour me fixe.
— Tu plaisantes, Alisa ?
— Pas du tout.
— C’est ridicule, fulmine Seymour. D’accord, je crois à l’existence des vampires. Je crois à ton existence, je crois même à l’existence de ta folle de fille. Mais je refuse de croire que Jésus vient de naître dans une maternité de Los Angeles. Désolé, Alisa, mais je ne peux pas le croire : toute cette histoire est vraiment trop bizarre.
— Tu te souviens de ce qui t’est arrivé après que Kalika t’a balancé dans l’océan ?
Seymour hésite.
— Ouais, je m’en souviens. L’eau était glacée, j’ai subi un choc thermique, je me suis évanoui et tu as plongé pour me sauver.
— Où as-tu repris conscience ?
— Là-haut, dans la montagne. Le lendemain matin.
— Tu es resté sans connaissance pendant une longue période, tu ne trouves pas ?
— Et alors ? Quel rapport avec le bébé de Paula ?
Avec des mots choisis, je tente de lui répondre.
— Seymour, tu ne t’es pas simplement évanoui dans l’eau glacée. Kalika ne s’est pas contentée de te jeter à l’eau, elle t’a également planté un pieu dans le dos. Un pieu en forme de javelot.
Je marque une pause.
— Et elle l’a lancé avec une telle force qu’il t’a endommagé la colonne vertébrale et perforé l’estomac.
D’un bond, Seymour se lève.
— C’est faux.
— Au contraire, c’est vrai. J’ai sauté dans l’eau et je t’ai ramené à terre, comme je te l’ai déjà raconté. Mais une fois étendu sur la plage, tu as perdu conscience.
Il s’agite.
— Tu peux me dire comment la cicatrice a disparu ? Tu m’as pourtant assuré que tu ne m’avais pas donné de ton sang.
— Sur le moment, j’ai voulu te sauver avec mon propre sang, mais j’avais peur de provoquer une hémorragie fatale en retirant le pieu.
Haussant les épaules, je poursuis :
— Alors, j’ai laissé le pieu là où il était.
Seymour respire plus vite.
— Tu n’as pas répondu à ma question.
Me levant à mon tour, je m’approche de lui et je pose une main sur son épaule.
— Tu avais perdu beaucoup trop de sang, Seymour, et je ne pouvais plus te sauver.
Prenant une profonde inspiration, je lui révèle la vérité :
— Ce soir-là, tu es mort, allongé sur la plage.
Il se force à sourire.
— Mais oui, c’est ça. Et moi, je suis Lazare, ressuscité d’entre les morts.
— J’avais un flacon contenant quelques gouttes de sang appartenant au bébé de Paula, que j’avais dérobé à l’infirmière chargée de s’occuper de lui à la maternité. Quand je t’ai emporté dans la montagne, j’ai pris ce flacon avec moi.
— Pourquoi m’as-tu emmené là-haut ? Tu ne m’as jamais rien expliqué…
— C’était dans le but de brûler ton corps. Tu te souviens sûrement qu’à ton réveil, tu étais étendu sur une grande pile de bois.
Ma main serre un peu plus fort son épaule.
— Seymour…
Reculant d’un pas, il se met à trembler.
— Non, c’est impossible, tu inventes toute cette histoire. Je n’ai pas pu mourir, puisque je suis vivant. Quand on meurt, c’est pour de bon. Sita, arrête de me mentir, je t’en prie. Tout ça me fait peur, et je n’aime pas du tout cette sensation.
Patiemment, je poursuis mon récit.
— Juste avant d’allumer le bûcher funéraire que j’avais improvisé, un étrange sentiment s’est emparé de moi. Mes yeux étaient rivés sur toi, je venais d’allumer mon briquet, mais je n’arrivais pas à croire que tu étais réellement mort. C’est à ce moment-là que je me suis souvenue du flacon, et je l’ai sorti de ma poche. Ensuite, j’ai versé quelques gouttes de sang sur tes blessures et dans ta bouche, et je me suis éloignée. Réfugiée derrière un arbre, j’ai prié Dieu, afin que tout se déroule comme je l’espérais.
Me rapprochant à nouveau de Seymour, je lui prends la main. Nos yeux sont embués de larmes.
— Et quand je suis revenue près de toi, tu étais vivant, Seymour. C’était un véritable miracle. Tu étais assis au sommet de la pile de bois, et tout allait bien.
Tout en déposant un baiser sur sa joue, je lui murmure à l’oreille :
— Tu sais que jamais je ne te mentirai. Je ne mens jamais à ceux que j’aime.
Seymour tremble encore de tous ses membres.
— Mais je ne me souviens pas de tout ça…
— Peut-être que cette amnésie fait partie du miracle. Il est peut-être préférable que tu aies oublié ce qui s’est passé.
Il tourne vers moi un visage de petit garçon triste.
— Elle m’a vraiment tué ?
— Oui.
— Et c’est le sang de ce bébé qui m’a ressuscité ?
— Oui.
Seymour est à la fois émerveillé et profondément choqué.
— Ça signifie que…
Mais il ne parvient pas à finir sa phrase.
— Oui.
Pressant mon visage contre son torse, j’essuie mes larmes contre son peignoir.
— Il ne faut pas que Kalika puisse trouver Paula et son bébé. Je ne peux pas la laisser faire. Il faut que je l’en empêche, et le seul moyen dont je dispose, c’est de la tuer.
Tendrement, Seymour me caresse les cheveux. Voilà que c’est lui, maintenant, qui me console… Quelle belle paire nous formons !
— Est-elle… tuable ? me demande-t-il.
Je relève la tête.
— Je pense que oui. Yaksha lui-même a été tué.
— Mais Kalika est plus puissante que Yaksha ne l’était, tu me l’as dit toi-même.
Je me tourne vers la fenêtre, et l’océan.
— Pour survivre, elle est obligée de boire le sang de ses victimes, dis-je. Elle a des besoins que seule la chair humaine peut satisfaire. Une partie de Kalika est donc forcément mortelle : elle n’est pas invulnérable.
— On peut l’abattre avec une arme automatique ?
Seymour se remet du choc subi tout à l’heure. Sa force intérieure m’étonnera toujours. En tout cas, même s’il refuse de l’admettre, c’est devenu un croyant, à présent. Peut-être qu’en son temps, Lazare s’est comporté de la même manière, et qu’il a prétendu qu’il n’était pas mort. Pour l’amour du Ciel, Jésus, je te dis que j’avais chopé la grippe, c’est tout. – Ouais, c’est ça, mon pote… Tu peux m’expliquer pourquoi tu pues comme ça ?
Tournant le dos à Seymour, je continue à parler.
— J’ai pensé à demander de l’aide à la Suzama Society, mais il faudrait pour ça que je raconte tout ce qui s’est passé, voire que je révèle ma nature de vampire. Ils risquent de me demander de leur faire une démonstration…
— Non, Alisa, impossible. Après s’être débarrassés de Kalika, ils te tueront, histoire de limiter les risques, déclare Seymour. Kalika est-elle décrite dans le manuscrit ?
— Finement raisonné, Seymour. Oui, il y a une description de Kalika dans le texte, mais ils ne m’ont pas montré cette partie-là du manuscrit. Et je sais qu’ils connaissent l’existence de Kalika uniquement parce que j’ai espionné la conversation entre le Dr Seter et son fils.
— Ils la connaissent sous le nom de Kalika ?
— Ils l’appellent la Mère Noire, mais c’est pareil.
Je fais la grimace.
— Et ils ont d’elle une opinion vraiment désastreuse.
— Ça ne m’étonne pas trop. Surtout si Suzama a fait d’elle une description précise.
Seymour se gratte la tête.
— Tu ne peux pas leur dire que tu es une vampire, ni leur raconter que tu connaissais personnellement Suzama. Ils vont te demander de boire du sang humain devant eux, histoire de prouver ta bonne foi, et dès que tu auras terminé, ils t’abattront comme un chien. Mais si tu parviens à décrire Kalika dans des termes suffisamment éloquents, tu les convaincras peut-être de te filer un coup de main. Combien sont-ils, dans cette association ?
— Deux douzaines, ce qui est déjà une petite armée, en tenant compte des armes dont ils disposent.
— Tu pourrais leur filer quelques-unes de tes petites merveilles de technologie avancée…
— J’y ai déjà pensé, dis-je.
— Le seul problème, c’est que tu ignores où se trouve ta fille.
— Là, tu te trompes, Seymour.
Et je lui explique qu’au téléphone, Kalika m’a parlé d’une vue magnifique, et que j’ai entendu les ébats de baigneurs dans une piscine. Mais les indices que je lui soumets paraissent inquiéter Seymour.
— Elle t’a parlé du panorama ? me dit-il. Kalika a pris la peine de sortir sur le balcon avant de t’appeler, tout en sachant parfaitement que tu bénéficies d’une ouïe exceptionnelle ? Elle sait probablement que très peu d’endroits correspondent à la description de la résidence où elle se trouve. À ton avis, il s’agit d’un simple hasard ?
— C’est peut-être un piège. Elle m’a menti, et elle nous attend là-bas.
— Elle attend peut-être que la Suzama Society tout entière débarque chez elle. Si Kalika t’a suivie, hier soir, elle se doute peut-être que tu appelleras l’association à la rescousse.
— Je ne sais pas si elle prend ces jeunes gens au sérieux. Elle a même jugé bon de me préciser qu’elle avait trouvé la conférence carrément barbante.
Je réfléchis.
— En plus, elle m’a promis qu’elle ne tuerait que si c’était vraiment indispensable.
— Quel soulagement ! Franchement, je me sens beaucoup mieux, maintenant que je le sais. La Mère des Ténèbres jure à sa vampire de maman qu’elle sera sage, à condition que personne ne l’embête… Si je comprends bien, la Suzama Society estime qu’il est de son devoir de tuer Kalika. Personnellement, je crois que ta fille n’a pas du tout envie d’attendre tranquillement qu’on vienne lui mettre une balle dans la tête.
Je secoue la tête.
— Kalika a pas mal de défauts, mais je ne crois pas qu’elle m’aurait fait une promesse sans avoir l’intention de la tenir.
— Donc, tu crois aussi qu’elle ne fera aucun mal au bébé…
— Non. Il est évident qu’elle a l’intention d’éliminer cet enfant, puisqu’elle a déjà tué en essayant d’arriver jusqu’à lui. Nous n’avons pas affaire à une illuminée qui se contentera de l’adorer en silence. Non, sa promesse était d’une nature différente : c’est elle qui m’a demandé si elle pouvait faire quelque chose pour moi.
— Quoi qu’il en soit, si les jeunes gens de la Suzama Society ont envie de s’en tirer, ils auront intérêt à frapper fort, et tout de suite.
— Tout à fait d’accord avec toi. Mais devons-nous les aider ? Faut-il que nous risquions nos propres vies ? En avons-nous seulement le droit ?
Seymour hausse les épaules.
— C’est à eux de décider.
— Ne sois pas aussi abrupt, Seymour. Quoi que nous leur disions, ils ne comprendront qui est Kalika qu’une fois qu’ils seront confrontés directement à elle.
— C’est bien ce que je disais. Ils n’ont pas décidé d’agir sur un coup de tête : ces jeunes gens croient profondément à ce qu’ils font. Dans ce combat, ils ont engagé leur vie tout entière. Sans compter que l’enjeu de la partie n’est pas négligeable. Si ce bébé se révèle être Celui-Que-Le-Monde-Attend, il faut qu’il ait la vie sauve, et que Kalika soit éliminée coûte que coûte.
Je hoche la tête.
— Quand elle est née, tu m’as dit un truc similaire, dis-je à Seymour d’une voix qui trahit ma tristesse.
— Exact. Mais toi, tu voulais lui donner une chance…
Gentiment, Seymour me tape dans le dos.
— Désolé d’être aussi brutal. Tu sais, je suis en train de me dire que nous devrions nous procurer autant d’armes que possible, et nous lancer à la poursuite de Kalika dès aujourd’hui. Si nous la retrouvons, et si nous survivons à la rencontre, il nous sera facile de convaincre le Dr Seter. Le problème, c’est de savoir jusqu’où tu es prête à aller pour le persuader.
— N’y a-t-il rien que je puisse faire pour toi, Mère ?
— Ce bébé est très spécial, aucun doute là-dessus. Mais pour moi, même si elle est diabolique, Kalika est tout aussi spéciale, dis-je à Seymour. Accablée, je penche la tête.
— Je ne sais plus si je dois prier pour que nous la retrouvions, ou pas…